Ne pouvoir donner
Qu’un destin terré
En destin d’autrui
Armand Robin

Je vis comme si j'avais quarante vies,
Où m'aventurer,
Où détruire l'une après l'autre les destinées épaisses,
Où trouver loin de mes ans des temps où m'égarer
Jaquelin Gordien

 

 

LA DÉSAPPROPRIATION DE LUI-MÊME, ENGAGÉE PAR JACQUELIN GORDIEN AU COURS DE SES VIES DE FIGURANT (1967-1985), ET SINISTRÉE DANS UN ULTIME GROS PLAN DE « LA NUIT PORTE-JARRETELLE », EST MARQUÉE PAR UNE AUTRE, CELLE D’ARMAND ROBIN, COMME L’ATTESTE L’EXERGUE QU’IL ÉCRIVIT DANS « MA VIE SANS MOI – APRÈS ARMAND ROBIN » (1982) :

"Par propagande chuchotée de bouche à oreille, on accrédita que j’étais né à Nantes le 3 mai 1948, que je m’appelais Jacquelin Coutrelles... Je confesse que je fus quelque peu désarçonné ; un instant mes abominables calomniateurs me parurent dangereux. Je ne tardai pas à découvrir qu’on avait mis sous le nom de Jaquelin Gordien, pour des raisons de commodité que je n’ai jamais pu complètement élucider, une vie dont j’ai toujours refusé l’inventaire. Mais je n’appartenais ni au temps ni à l’espace matériellement présents et la justesse était, si d’aventure j’y paraissais, de m’en enlever au plus vite."

LA DÉSAPPROPRIATION DE SOI-MÊME SE DOUBLE AINSI QU’UNE APPROPRIATION DE L’AUTRE : D’UNE AUTRE IDENTITÉ, D’UNE AUTRE PERSONNALITÉ, ET DES TEXTES « Y AFFÉRANT ». LITTÉRALEMENT COPIÉS. UNE PROJECTION LITÉRALE DANS LA DÉPERSONNALISATION D’UN AUTRE….

Jacquelin Gordien (né à Senlis le 3 mai 1948) suit ses études jusqu’au Bac puis s’inscrit à Paris, en 1967, dans une classe préparatoire à l’Ecole Normale Supérieure. Il s’intéresse au cinéma et à l’histoire, il fréquente assidûment la Cinémathèque et les cinéastes, plus lointainement les acteurs, les scénaristes et les critiques. Il écrit plusieurs scénarios qu’il ne tentera pas de porter à l’écran : entre autres, une adaptation du livre de Lawrence Sterne, « Vie et œuvre de Tristam Shandy » (1970), un remake de la scène de l’escalier du « Cuirassé Potemkine » d’Eisenstein (1972), et « Une vie critique de Lev Davidovitch Bronstein, dit Trotsky» (1975).

Il commence à apparaître comme figurant, alors qu'il passe des vacances à Rome, dans le film de Pier-Paolo Pasolini, La ricotta en 1963. Il a quinze ans. Suivront "Le samouraÏ" de Jean-Pierre Melville puis, avec le même réalisateur L’armée des ombres, (1969), La nuit américaine de Truffaut (1973), Je, tu il, elle de Chantal Ackermann (1975), Affreux, sales et méchants de Ettore Scola (1976) etc (voir plus bas un premier inventaire de sa filmographie). Les films sont, à cette époque, soigneusement sélectionnés, en accord avec ses penchants cinématographiques et, comme d’autres, il envisage d’en faire un tremplin pour une carrière d’acteur. Pour assurer son quotidien, il trouve un emploi dans une banque.

En 1969, il retrouve Pasolini sur le tournage de La séquence de la fleur de papier de Pasolini, à Rome.

"Je me suis arrêté et je les ai regardés. Ostensiblement. J’étais immobile, planté devant eux, et je les regardais, comme il est, pour un figurant, habituellement impossible de regarder des acteurs. Ninetto Davoli avait cette énergie étonnante, chantant, dansant, faisant des pirouettes. C’est impressionnant à l’écran, mais dans la réalité, c’était tout à fait exaltant.  Je l’admirais et je lui imposais mon regard, tentant de capter le sien ; Ninetto a embrassé la fille avec son assurance juvénile. Il m’a complètement ignoré. Il a renversé les rôles. Et Pasolini m’a décapité au cadrage… Plus tard, quand j’ai pu leur parler, je leur ai raconté de cette décapitation de mon regard. Ils en ont ri, mais tout de même, Pasolini m’a parlé du Décaméron"

Il obtient donc, en 1970, un petit rôle sur le tournage du Decameron, qui confirmera sa voie de personnage sans voix :

Extraits du Journal (1970-1971)
"Il m’a donné un petit rôle; j’avais trois phrases à dire avec mon affreux accent français. Mais j’ai compris, dès que j’ai ouvert la bouche, que les mots ne passeraient pas, qu’ils me trahiraient, moi et le silence dans lequel je m’accomplissais, qu’ils me désapproprieraient de la désappropriation de mon identité, en tant que figurant, et je l’ai refermée. Je n’ai plus ouvert la bouche depuis, sur un plateau. La réplique d’ailleurs, reprise par un autre, a été coupée au montage."

Plus loin
"Ce premier sexe en érection de l’histoire du cinéma est plus parlant que ne le sera jamais aucune voix. La plainte déposée en 1971, après la première du film, en constitue d’ailleurs la preuve irréfutable. Quelle voix peut rivaliser avec cette voix-là ? "

En 1974, pour des raisons plus prosaïques, il apparaît dans le film de Pascal Thomas, « Le chaud lapin ». Cette figuration l’incommode et lui déplaît, le salaire est misérable, mais ce sera le point à partir duquel lui viendra la conscience de sa nature et de sa mission de figurant. Il entreprend, en 1975, la rédaction d’un mémoire, qui sera plus tard (1982) publié sous le titre : « Ma vie sans moi – Après Armand Robin ».

Extraits
"Combien de figurants pour un acteur ? Combien de présences muettes vont-ils devoir jouer pour trouver leur voix ? Je suis à moi-même mon propre figurant. J’ai déserté ma vie comme on déserte le régiment, ou la guerre. J’ai quarante vies où m’aventurer, où détruire l’une après l’autre les destinées épaisses des personnages de cinéma. Le silence de mon figurant dira la vanité de leurs fureurs parlantes et vaines, les fictions accréditées de leurs productions avides. Je serai le figurant de tous les films et c’est moi, la présence sans voix, que le public désignera. Je donne mes vies au cinéma, aux acteurs, aux producteurs, qu’ils en fassent ce qu’ils veulent, qu’ils me désapproprient encore plus de moi-même, je me fuirai de vies en vies. Je serai leur décor humain, je serai leur silence et leur invisibilité."

A partir de cette période, il intensifie son activité de figurant, sans plus jamais revendiquer de dimension parlante. Il abandonne ses ambitions d’acteur, et déplie son activité dans tous les champs du cinéma, indifféremment. Bientôt, il abandonne ses activités extra cinématographiques (et bancaires) pour se consacrer entièrement à la figuration. Son entreprise de désappropriation de lui–même est paradoxalement remarquée dans le milieu cinématographique, car il oppose au cinéma son silence de figurant, de l’entrée à la sortie des studios. Il ne parle à personne, il n’ouvre pas la bouche, il devient un mythe.

Extraits de « Ma vie sans moi - Après Armand Robin » :
"Mon silence est mon trésor, je suis la traduction en silence de la parole de l’acteur,  la traduction en passivité de son action. C’est mon rôle et je m’y tiens."

Plus loin :
"Je suis la crédibilité de l’acteur. Je suis l’invisible sur lequel se fonde sa visibilité. Je suis l’indifférent sur laquelle se fonde sa différence. Que viennent-ils toujours me poser des questions ? Me demander comment je vais ? Tenter de me faire parler ? Est-ce devenu un jeu ? On me dit ce que je dois faire et je le fais, et je le fais bien. Qu’on ne m’en demande pas plus."

Un article paraît dans « Libération » en 1985, dans lequel la question posée, « Voir ou ne pas voir », se consacre partiellement à son cas d’espèce et à ses « revendications ostentatoires  d’invisibilité » :

"Jacquelin Gordien, écrit Charles Bats, est un cas d’école : peut-être le premier qui porte la figuration à son point culminant, à son point de rupture : présent dans de nombreux films d’auteur, et aussi dans de nombreux navets, il endosse un costume d’invisibilité porté à son paroxysme, à la fois insignifiant dans les ressorts de chaque film individuel, et ostentatoire par sa présence récurrente. Après avoir renoncé, en 1974 à cibler la qualité des films dans lesquels il apparaît, il se consacre à assumer l’indifférenciation de ses choix, passant de Pasolini à Oury et de Truffaut à Pascal Thomas."

Cette indifférenciation dans les choix de ses tournages est mentionnée dans son Journal (1976-1977) :

Extraits
"Je suis l’indifférence du cinéma. L’acteur m’indiffère ; je ne lui jette pas un regard, je suis celui qui passe et le croise sans le remarquer. Je suis insensible à la célébrité, détaché de la renommée, dans l’abdication de moi-même. C’est mon rôle et je l’assume, mais je retourne mon indifférence contre le cinéma : films d’auteur ou navet, qu’importe ? Ma vertu est ma présence insensible, ma présence obstinée et silencieuse, je ne choisirai plus mes films, je les prendrai tous, sans distinction et sans respect, dans la poussière des sols des plateaux".

L’article de Libération  continue ainsi :
" Fantôme parmi les ombres de la figuration cinématographique, il joue les « utilités » filmiques à l’opposé de ce qu’est le métier : feindre d’être ce qu’on n’est pas, de vivre ce qu’on ne vit pas, en rendant l’illusion la plus parfaite possible. Jacquelin Gordien ne feint pas, il n’affecte rien, il est, à la scène et à la ville, cette ombre mouvante et silencieuse, et son obstination à disparaître dans le film, dans le plus grand nombre de films possibles, lui a échappé : chacun le cherche dans les salles obscures, scrute l’écran pour l’identifier - de dos, de loin - et croit le reconnaître jusque dans sa disparition ou son absence. C’est devenu un jeu mondain, un défi cinématographique que le public s’amuse à relever : où est Jacquelin Gordien ? Figure-t-il dans ce film-là ?"

Godard et d’autres ont souhaité le rencontrer, mais il a refusé tout net, en leur laissant savoir, par courrier, et avec l’arrogance de ce ton qui fait sa marque littéraire, et même l’intégrité de sa personne, qu’il n’avait RIEN A DIRE, et qu’on n’avait qu’à se référer à ses écrits »…

Dans le Figaro, à la même époque :
A Paris, on ne voit plus, on ne cherche plus que lui sur les écrans des salles de cinéma. L’engouement du public parisien va jusqu’à l’organisation d’un concours où le premier spectateur a le remarquer, s’écriant : « Le voilà », se voit adresser, en plein milieu de la séance, des applaudissements nourris de l’ensemble de la salle. La mode arrive en province…

En effet, en 1984, au mois de février, ont paru, à compte d’auteur, ses mémoires et réflexions cinématographiques, intitulées « Ma vie sans moi – après Armand Robin » : analyses de films, critiques de cinéastes et d’acteurs puis de figurants, scénarii achevés ou non – dont le fameux remake de la scène de l’escalier du Potemkine - manifestes sur le rôle du figurant et de l’acteur, avec lesquels se mêlent des souvenirs plus ou moins « arrangés » (dit-il), des humeurs et des coups de gueule : c’est la grande reprise de la « dépersonnalisation » qui, après Armand Robin, se joue dans son ouvrage. L’échec de la publication (peu de ceux qui le fréquentent au cinéma en achèteront un exemplaire) lui assène un coup. Sa déception est immense, et il en concevra une grande amertume.

Mais 1984 est aussi l’année où il tourne dans La nuit porte-jarretelles. Il apparaît en premier plan, infiniment identifiable, et il écrit :

Extraits du Journal (1983-1984)
"Je suis allé trop loin. J’ai, par ce seul gros plan dans le film de Thévenet, anéanti la cohérence de mes années de figuration. Je ris, je parle, on peut M’ENTENDRE ! J’ai accompli, en quelques secondes, le torpillage d’années de désappropriation. J’arrête. Ce que j’ai fait et absurde et rédhibitoire. Je me suis vautré dans mon égo, j’ai claqué la porte au nez de mon figurant. Autant démissionner…"

Le film Je est un figurant, en cours de tournage, est constitué des témoignages de Jacquelin Coutrelles et de son compagnon, Michel, de fragments reconstitués de ses vies de figurant, et de l’héritage qu’en ont tiré ceux auxquels il a eu quelque chose à dire.

Christiane Carlut, mars 2011

 

 

Le présent projet s’est interrompu à la suite du décès, en 2013,  de Jaquelin Gordien. L’inventaire de ses apparitions filmées est en cours de constitution (lui qui détestait les inventaires), et ses notes et ses mémoires serviront à l’achèvement de ce film forcément inachevé….

donc à suivre…

 

 

retour
JE EST UN FIGURANT
Description : Le samouraï, 1967.tiff
Description : Fleur de papier 1969.tiff
Description : décaméron 1971.tiff
Description : nuit américaine 1973.tiff
Description : Le chaud lapin 1974.tiff
Description : Buffet froid 1979.tiff
Description : la geule de l'autre 1979.tiff
Description : nuit porte jarretelles 1984.tiff

Premier inventaire des apparitions cinématographiques de Jaquelin Gordien.

1963-La Ricotta-Pasolini.mp4
1966-Blow Up - Michelangelo Antonioni
1967-Le Samouraï - Jean-Pierre Melville
1968-Je t'aime, Je t'aime - Alain Resnais & Alain Robbe-Grillet
1969-L'enfant sauvage - François Truffaut
1970-L'aveu - Costa-Gavras
1971-La folie des grandeurs - Gérard Oury
1973-Les aventures de Rabbi Jacob - Gérard Oury
1973-Bananes mécaniques – Jean-François Davy
1974-Le chaud-lapin - Pascal Thomas
1975-Le vieux fusil - Robert Enrico
1975-Adieu poulet - Pierre Granier Deferre
1975-Histoire d'O - Just Jaeckin
1975-Daguerreotypes - Agnes Varda
1976-Affreux, sales et mechants - Ettore Scola
1978-Preparez Vos Mouchoirs - Bertrand Blier
1979-Buffet froid - Bertrand Blier
1979-I comme Icare - Henry Verneuil
1979-Coup de tête - Jean-Jacques Annaud
1981-Hotel des Amériques - Andre Techiné
1981-Beau-père - Bertrand Blier
1983-L'argent - Robert Bresson
1983-Danton - Andrzej Wajda
1983-A mort l'arbitre-Jean Pierre Mocky
1983-Le rayon vert - Eric Rohmer
1985-Brazil - Terry Gillian
1985-La Nuit Porte-Jarretelles-Virginie Thevenet