La légitimité de l'appropriation artistique et son contexte contemporain.

 

 

"La propriété littéraire qui n'a de bornes est injuste, puisque les idées appartiennent à
tous, et contraire au progrès des Lumières, puisqu'elle justifie le monopole d'un seul
sur un savoir qui doit être un bien commun. Elle ne saurait donc être absolue mais au
contraire sévèrement limitée par l'intérêt public "

Condorcet

 

Ce texte représente une première tentative de réunir quelques réflexions et informations concernant la légitimité de la pratique artistique d'appropriation en relation avec ses contextes philosophiques, esthetiques, juridiques et economiques. Lui-même appropriationniste, c'est à dire cut-up constitué d'emprunts, de citations, d'une bonne dose de copie et de quelques menus plagiats, il mène à une volonté de redéfinir la notion d'intérêt public qui constitue son projet immédiat, encore à construire.

 

L'appropriation artistique : une tradition historique

Les pratiques artistiques contemporaines d'appropriation, de cut-up, d'échantillonnage, de détournement, de manipulation d'images, de textes et de sons, revendiquent, dans le contexte de leur criminalisation juridique et économique actuelle, une appréciation actualisée du partage collectif de l'information et de la création. Les plasticiens, écrivains, musiciens, artistes multimédia qui s'approprient volontiers images, textes et sons produits par d'autres, pour les intégrer à leurs propres oeuvres, les envisagent naturellement comme des biens collectifs, émanant d'une histoire de l'art collective, produite par tous et au profit de tous.   Ces pratiques, revendiquées novatrices et subversives par les uns, sont qualifiées d'illégales et d'illégitimes par les autres.   Un simple regard sur les pratiques de la peinture, de la musique et de l'écriture permet de constater que ces deux positions, situees de part et d'autre des valeurs morales et juridiques contemporaines qui divisent ce contexte, sont illusoires ou incorrectes, en regard de la dimension historique qui caracterise ces pratiques d'appropriation (rappelons L'art se nourrit de l'art de Malraux). Or, c'est l'invention des cadres juridiques favorisant la protection des auteurs (l'invention de la propriété intellectuelle) qui a, plutot recemment, mise en cause precisement la legitimite de la pratique d'appropriation en occultant purement et simplement sa dimension historique.   Le bien-fonde de la necessite de protection des auteurs n'est ici nullement contesté, plutôt les conséquences théoriques et morales des derives juridiques actuelles, qui situent l'auteur dans un rapport matériel exclusif de propriété à son oeuvre, ce qui, d'un point de vue historique, constitue une position qui est, elle, absolument nouvelle.

La position sociale du créateur a considérablement évolué depuis que des enjeux économiques, parfois considérables, tendent à interférer sur ses droits juridiques. L'activité artistique et son avatar commercial, l'industrie culturelle, sont une source de profits suffisamment importante, pour que l'Acte final de 1994 du traité de l'OMC, dont chacun connaît la portée sociale et humanitaire, intègre les questions concernant precisement la propriété intellectuelle. Cette intégration marque une dérive certaine du droit d'auteur vers le droit économique. Bernard Edelman, dans "La propriété littéraire et artistique", note qu'aux Etats Unis,"dans les années 70-80, les industries du droit d'auteur atteignaient 2 à 6 % du PIB et croissaient rapidement, alors que les industries traditionnelles (automobiles, sidérurgie) stagnaient ou même régressaient. D'où l'attention toute particulière portée au droit d'auteur, l'une des rares industries ayant eu de bons résultats dans la balance commerciale " (1).

Plus recemment, en 1999,

la contribution des industries du copyright a l'economie americaine est estimee a 677,9 milliards de dollars, correspond a, a peu pres 7,33 % du PIB, (...) depassant ainsi pratiquement toutes les autres industries : chimie, composants electroniques, aeronautique, informatique. Sur une echelle globale, la propriete intellectuelle est devenue un facteur economique extremement important (2).

Dans ce contexte, on peut imaginer que certaines pressions, peu desinteresses, s'exercent sur les auteurs, et s'attachent a confondre pratiques artistiques d'appropriation et piratage industriel, en un souci de criminalisation particulierement rentable, qu'il sera interessant d'observer...

Notre histoire collective de l'art est constituée d'actes artistiques appropriateurs, d'emprunts plus ou moins transformés, qui partent du concept d'"inspiration" (l'Olympia de Manet inspirée de la Vénus du Titien, elle-même inspirée, etc.) jusqu'à des pratiques plus radicales mais cependant toujours parfaitement admises de copie pure et simple (l'activité de copiste de Flaubert pour "Bouvard et Pécuchet" et le "Catalogue des idées reçues", par exemple). L'énoncé émis par William Burroughs, evoquant la pratique du "cut-up", vaut comme ici manifeste :

Que fait un écrivain sinon choisir, annoter et réarranger un matériau mis à sa disposition (3).  

Ou encore la formule de Montaigne :

J'aimerais quelqu'un qui me sache déplumer, je dis par clarté de jugement et par la seule distinction de la force et beauté des propos

Il est donc intéressant de noter la perversité et de comprendre les enjeux inavoués d'un système qui tente de stigmatiser, à l'aide d'arguments juridiques recents mais supposes moralement incontestables, un mouvement d'appropriation qui, lui, dispose d'une legitimite tout a fait historique. Les cadres juridiques (droit d'auteur et copyright) de la propriété intellectuelle ont fondé leur genèse, comme nous le verrons, soit sur la protection des auteurs, soit sur celle de l'interet public, positions qui, lorsqu'on les survole rapidement, sont largement defendables. Cependant, ils succombent (ou ont deja succombé) à des tentations économiques qui, non seulement déboutent peu à peu les auteurs de leurs droits au profit des investisseurs, des producteurs (ce qui est deja largement le cas du copyright et progressivement du droit d'auteur), mais relèguent les pratiques artistiques d'appropriation à des opérations "frauduleuses".

 

Critique de l'originalité

L'argumentation de la critique concernant l'appropriation artistique repose essentiellement sur le concept d'originalité, et ce, dans les domaines aussi bien philosophique, juridique qu'économique. Ainsi, selon les impératifs intrinsèques de leurs propres sources d'interprétation et d'intérêt, ces trois champs revendiquent ensemble, à leurs manières particulières, l'originalité de l'oeuvre et/ou l'auteur comme origine : le champ philosophique entraîne l'oeuvre du côté de l'authenticité. Le champ juridique vers la notion de propriété développée par Kant, dans la "Doctrine du droit, doctrine de la vertu", et le champ économique du côté de la rareté et du prix donc, du monopole, ce que nous verrons plus bas.

Avant d'observer l'influence concomitante de ces trois champs sur le concept d'originalite, voyons comment il est apprehende par les auteurs eux-mêmes. La citation de Montaigne, revendiquant la pratique du "deplumage", reflète gentiment ce que disait plus ironiquement Musset :

On m'a dit l'an dernier que j'imitais Byron... Vous ne savez donc pas qu'il imitait Pulci ?... Rien n'appartient à rien, tout appartient à tous. Il faut être ignorant comme un maître d'école Pour se flatter de dire une seule parole Que personne ici-bas n'ait pu dire avant vous. C'est imiter quelqu'un que de planter des choux

Lautréamont : Le plagiat est nécessaire, le progrès l'implique

Malraux : tout artiste commence par le pastiche [...] à travers quoi le génie se glisse, clandestin

Valéry résume ainsi sa pensée : Le lion est fait de moutons   assimilés (4)  

Roger Caillois développe ainsi cette même idée :

"Le premier qui compara la femme à une rose était un poète, le second était un imbécile". Cette proposition, qu'on attribue à Nerval, formule exactement le mérite suprême qu'il est commun de consentir à l'originalité. Elle affirme sans nuance que l'invention fait le talent. Il suit que pour apprécier bien la valeur d'une oeuvre d'art, il est nécessaire de la situer exactement dans la chronologie : précède-t-elle, on doit l'admirer; et la mépriser si elle suit. C'est peut-être trop accorder à l'histoire. Je reconnais volontiers la gloire des novateurs, mais elle n'est pas la plus durable. Une invention vient. On l'améliore bientôt et on oublie le premier et balbutiant essai, qui demanda pourtant le plus d'ingéniosité. Rien n'échappe à cette loi, plus rigoureuse qu'équitable : l'important n'est pas d'inaugurer, c'est d'exceller. De fait, il n'y a pas de certitude dans la nouveauté, sinon justement qu'elle est passagère. Aussi, je ne vois que les talents médiocres pour fuir tout modèle et mettre leur effort à chercher l'inédit. Un génie a plus d'audace : il peint une millième Descente de croix, sculpte une autre Vénus et choisit pour la tragédie qu'il rêve d'écrire le sujet le plus souvent traité. L'écrivain sûr de lui ne redoute pas la banalité. Il provoque à la comparaison, précisément parce qu'il se sent ou se sait incomparable. Il excède peut-être à ses forces, mais au moins il joue le grand jeu. Quant à vous, que vous sert de n'avoir imité personne, si l'on peut aisément vous imiter, et vous dépasser même dans la voie que vous avez ouverte ? Ne désirez-vous que prendre date ?

....Le génie ne répugne pas alors à prendre son bien là où il le trouve. Il est plagiaire chaque fois qu'il en a besoin et n'a pas scrupule à l'être. Allez-vous le blâmer de tirer l'excellent du médiocre ? S'il n'y réussit pas, il est malhonnête. Il usurpe la gloire d'autrui. Mais s'il produit un chef d'oeuvre, qui osera s'en indigner ?

Originalite d'un cote, plagiat ou copie de l'autre ? Cette dichotomie, sur laquelle repose toute action juridique, toute revendication formelle d'un auteur contre un autre au sein d'un tribunal, ne semble pas necessairement fonder les valeurs artistiques telles que percues precisement par les auteurs eux-memes. La distinction n'est elle-meme pas forcement recevable, les processus de creation semblant peut-etre plus subtils qu'il n'y parait de l'exterieur (ou de l'interieur d'un tribunal).

 

Eloge de la copie

Ainsi, la revendication de la pratique d'appropriation artistique, la copie sous ses formes et selon ses degrés divers, la reproduction, le pastiche, et plus près de nous, avec les activités lettristes et situationnistes, le détournement, tendent à débouter la fiction romantique d'originalité. La dévaluation de la notion de copie, et par là-même, la criminalisation de la notion d'appropriation, s'inscrivent dans une lecture très récente et généralisante, et s'incarnent de maniere indifferenciee dans l'accusation de plagiat. La tradition romantique tend à vêtir l'auteur contemporain d'un manteau de fonction d'originalité qui, abusivement, tend egalement à recouvrir genereusement tous les auteurs avant lui. On suppose ainsi que de toute éternité l'auteur est originel, son oeuvre originale, et ses appropriateurs des faussaires, des plagiaires, des copistes au sens pejoratif du terme. Or, la copie est loin de meriter cette appreciation malveillante si l'on considere son statut historique. La pratique de la copie n'a pas toujours subi la charge négative de falsification ou de contrefaçon dont on l'affuble aujourd'hui. Elle a longtemps joui, nous dit Jean-Michel Ribettes :

d'un double statut historique : elle satisfaisait d'une part à une fonction de diffusion et d'autre part à une fonction d'apprentissage [ ... ] Une copie, dans l'un ou l'autre de ses offices, valait en quelque sorte d'étalon pour mesurer le savoir-faire et l'habileté technique du peintre. Quand il soutenait la comparaison, l'artiste acceptait de bonne grâce d'être admiré pour sa capacité à imiter non plus la nature, mais la manière d'un autre. Une copie, loin d'être tenue pour un genre méprisable, était donc jugée pour ses qualités proprement picturales et pouvait attirer sur elle presque autant   d'admiration que le tableau dont elle se faisait la réplique.

C'est avec le romantisme que les valeurs de référence s'inversent et que s'affirme, vers 1850, le concept d'oeuvre autographe. Le romantisme, en exaltant la solitude de l'auteur, la singularité du génie et la subjectivité individuelle, fonde la notion moderne d'oeuvre originale et unique, réalisée par la main du maître et à laquelle est attachée une qualité relativement neuve, du moins dans sa signification moderne : l'authenticité. Avec le romantisme, toute la valeur de l'oeuvre réalisée par le maître tient en effet à son caractère d'originalité. L'un des effets indirects du romantisme aura incontestablement été de transformer le rapport au maître et de préparer le déclin de la pratique du copiste. Et c'est encore par un effet inattendu du romantisme que naquirent la notion moderne d'auteur et la pratique actuelle de la falsification qui lui est attachée. Car il nous faut considérer que le faux en art est une idée moderne, dans la mesure où elle est corrélée à une définition nouvelle de l'auteur, qui doit beaucoup au romantisme. Le faux en art n'a acquis le statut tranché que nous lui connaissons aujourd'hui que depuis que la conception de l'auteur s'est resserrée autour des valeurs romantiques de singularité, d'individualité et de subjectivité. Ce que nous concevons comme un faux aujourd'hui (la falsification d'une création originale ou la contrefaçon d'un nom propre dans l'intention de tromper) et sa rétribution (la condamnation morale et judiciaire) avaient à la Renaissance une toute autre signification (5).

C'est en Italie qu'apparaît, dès le début du XVIe siècle, la notion de propriété artistique. Marianne Grivel rappelle, dans ce contexte, le procès intenté à Venise par Albrecht Dürer contre Marcantonio Raimondi. Ce dernier avait copié au burin dix-sept gravures sur bois de la Vie de la Vierge , parues entre 1504 et 1506, en les mettant en vente chez des libraires-éditeurs vénitiens. Vasari raconte l'épisode en 1550, et le récit constitue la première mention d'un procès pour copie frauduleuse (de propriété artistique)dans le domaine de l'estampe :

(Marc-Antoine) commença par copier les gravures d'Albert, étudiant dans le moindre détail les lignes et l'ensemble des gravures qu'il avait achetées; ces pièces, par leur nouveauté et leur beauté, avaient une telle réputation que chacun cherchait à s'en procurer. Il incisa une plaque de cuivre avec des traits de la même épaisseur que ceux qu'Albert avait gravés sur bois et représenta toute la suite de la Passion en trente-six planches, y inscrivant le monogramme A.D. dont Dürer signait ses oeuvres. Ces copies étaient si ressemblantes qu'ignorant qu'elles étaient de Marc-Antoine, tout le monde les croyait de Dürer et elles étaient vendues et achetées comme telles. On informa Albert de cette affaire par une lettre qu'on lui adressa en Flandre et on lui envoya une des copies de la Passion faite par Marc-Antoine. il fut saisi d'une telle colère qu'il quitta la Flandre pour Venise et porta plainte contre Marc-Antoine devant la Seigneurie; il obtint seulement que Marc-Antoine n'employât plus son monogramme ni son nom sur ses gravures (6).

Le jugement , commente Marianne Grivel, est important car il fait bien la différence entre l'acte de copie, indispensable à la progression technique et artistique du graveur, et la copie frauduleuse, qui cherche à tromper l'acheteur (7).

Il est infiniment regrettable que la lucidité du juriste italien du XVIème siècle se soit égarée au cours de l'histoire du droit. Aujourd'hui, la distinction entre la possibilité de copier une oeuvre a toute fin artistique et la volonté de tromperie et de simple profit est tout simplement ignoree. La conception juridique contemporaine d'oeuvre originale a pris le pas   sur toute autre et a balaye, dans son mouvement de simplification magistrale, toutes les considerations positives en ce qui concerne les degres divers lies a la notion de copie.

Rosalind Krauss, dans un texte intitulé " Originalité des avant-gardes " fait cette affirmation apparemment paradoxale, que la notion de copie est toujours fondamentale à la conception de l'original . Elle explore l'économie de l'opposition singulier/multiple à travers l'épisode esthétique dix-neuvièmiste du Pittoresque :

(Cet) épisode (...) fut crucial à l'ascension d'un nouveau public pour l'art, celui qui se concentrait sur la pratique du goût en tant qu'exercice de reconnaissance de la singularité ou - dans son application dans le langage du romantisme - de l'originalité. Après plusieurs décades dans le XIXème siècle, cependant, il est plus difficile de voir ces termes encore en activité dans une mutuelle interdépendance, puisque que le discours esthétique - à la fois officiel et non-officiel - donne la priorité au terme originalité et tend à supprimer la notion de répétition ou de copie.

La pratique de la copie au XIXème siècle s'exerce dans le but de la création de cette ... possibilité   de reconnaissance que Jane Austen et William Gilpin nomment le goût . R. Krauss rappelle que Thiers avait lui-même créé, en 1834, malgré son admiration de "l'originalité" de Delacroix, un musée de la copie qui contenait 156 copies d'oeuvres majeures appartenant à des musées étrangers. Tout l'argent des commissions officielles du Ministère des Beaux Arts fut attribué d'ailleurs, les trois premières années de la Troisième République, aux copistes.

Puis, à travers l'oeuvre de Sherrie Levine, Rosalind Krauss organise la déconstruction de cette notion romantique d'originalité : les oeuvres que Levine a reproduites (par exemple celle de Edward Weston, en toute violation de ses droits d'auteurs), constituent déjà en elles-mêmes la reproduction de modèles antérieurs. Ces "originaux", placés par Krauss entre guillemets :

sont inscrits dans cette logique des kouros grecs dans laquelle le torse mâle nu a été, voilà longtemps, réalisé et s'est multiplié à l'intérieur de notre culture. Le " viol " de Levine, qui s'installe, pour ainsi dire, en face de la surface des épreuves de Weston, ouvre cette épreuve par l'arrière à une série de modèles que lui-même a, à son tour, volés, dont c'est déjà la reproduction.

Roland Barthes, rappelle d'ailleurs Rosalind Krauss, avait défini, dans " S/Z ", le réaliste comme celui qui fait des copies de copies :

Décrire est ... référer non d'un langage à un référent, mais d'un code à un autre. Ainsi le réalisme ne consiste pas à copier le réel mais à copier une copie... A travers une mimésis secondaire (réalisme), copier ce qui est déjà une copie.

Oeuvre originale, auteur originel : les fictions esthétiques du romantisme et de la modernité

Le travail de Sherrie Levine déconstruit ainsi les notions jumelles, l'une moderniste, d'origine, l'autre romantique, d'originalité. R. Krauss inscrit ainsi l'artiste dans une posture résolument post-moderniste, en contrepoint absolu de toute marche en avant des avant-gardes , dont le discours a mené, selon elle, à une fermeture. La pratique de la copie par Sherrie Levine intervient dans le cadre de

pratiques culturelles, parmi lesquelles une critique démythologisante et un art réellement postmoderne, agissant ensemble désormais à évacuer les propositions de base du modernisme, à les liquider en exposant leurs conditions de fiction. C'est ainsi d'une perspective étrangement nouvelle que nous regardons les origines du modernisme et observons son éclatement en des réplications sans fin.

Aux frontières de la philosophie et du droit, se développe ainsi la question de savoir quelle est la source, l'origine, de l'oeuvre d'art : l'art ou l'artiste ? La réponse, bien sûr, à cette question, entraîne des conséquences remarquables en ce qui concerne la légitimité de l'appropriation artistique. C'est au fond de cette question que nous retrouvons cette proposition de Jacques

Soulillou (8), à partir de "la mort de l'auteur" décrite par Barthes :

La fiction de droit de l'auteur ne peut en effet fonctionner que sur la base du présupposé, qui a pour lui la force persuasive de l'évidence, que l'auteur est la source de l'oeuvre d'art. Cependant, un examen plus approfondi montre qu'il s'agit là d'un énoncé qui n'a de sens qu'en référence à une culture bien précise, et au sein même de cette culture dans une fenêtre historique elle-même bien précise. Pour un éventail très large de cultures et de civilisations, occidentales et non occidentales, l'artiste n'est en effet pas la source de l'oeuvre, il en est au mieux le vecteur ou le medium. Le concept populaire d'"inspiration" traduit bien dans la langue courante cette récurrence de l'ancien paradigme, "anti-technique", où l'origine de l'oeuvre d'art, ce n'est pas l'artiste mais l'art. La modernité de l'oeuvre d'art ne résiderait ni dans la forme, ni dans le sujet, ni dans les matériaux, ni dans les techniques, mais dans ce simple constat : est moderne l'oeuvre dont l'origine est l'artiste.

Il continue ainsi :

Paradoxalement, j'observe au passage que tous les mouvements révolutionnaires ont remis régulièrement en question cette idée faisant de l'artiste l'origine de l'oeuvre pour lui opposer l'ancien paradigme consacrant le primat de l'art sur l'artiste. 

Les postures de Rosalind Krauss et Jacques Soullilou situent donc explicitement dans la modernité la fiction qui fait de l'artiste l'origine de l'oeuvre et dans le romantisme, cette autre fiction qui fait de l'originalité la valeur de l'oeuvre d'art. Le travail de Levine, ici emblématique de toutes les autres oeuvres "appropriationnistes", est délibérément inscrit dans le cadre désormais appelé post-modernité, qui constitue, avec la fameuse "fin des grands récits", le recul " démythologisant " qui tendrait à restaurer la légitimité de la reproduction, de la copie (en tant qu'elle n'est que copie de copies) et, comme le dit jacques Soullilou, le primat de l'art sur l'artiste.

 

Critique de l'originalité (suite), postulat de la transgression

L'originalité de l'oeuvre, l'auteur en tant qu'origine de l'oeuvre, sont à la source de la critique du désormais célèbre texte "La mort de l'auteur", de Roland Barthes. Celui-ci postule un auteur multiple (9), traversé par de multiples influences qu'il se réapproprie, et qui s'effacent au profit de son oeuvre :

Le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture.

L'écrivain ne peut qu'imiter un geste toujours antérieur, jamais originel

C'est le langage qui parle, ce n'est pas l'auteur.

Pour lui,

l'image de la littérature (...) est tyranniquement centrée sur l'auteur , alors que l'unité d'un texte n'est pas dans son origine, mais dans sa destination (le lecteur).

Il rappelle la poétique de Mallarmé qui

consiste à supprimer l'auteur au profit de l'écriture

et la revendication de Valéry pour lequel

tout recours à l'intériorité de l'écrivain lui paraissait pure superstition

la contribution du Surréalisme

à désacraliser l'image de l'auteur

et le postulat linguistique par lequel

l'énonciation dans son entier est un processus vide, qui fonctionne parfaitement sans qu'il soit nécessaire de le remplir par la personne des interlocuteurs. (...) Le langage connaît un sujet, non une personne

Dans un autre texte intitulé " Du texte à l'oeuvre ", Barthes distingue le " texte de l'oeuvre ", qui tendrait toujours à se replier derrière l'écran protecteur d'un genre littéraire ou artistique, (Jacques Soullilou ajoute : l'écran protecteur du droit ), et le Texte qui, en tant que champ général de formules anonymes, dont l'origine est rarement repérable, de citations inconscientes ou automatiques, données sans guillemets déborderait toujours le texte de l'oeuvre.

Ainsi, le " texte de l'oeuvre " est le texte écrit de la main de l'auteur, qui est inclus et imbriqué dans un autre texte, beaucoup plus large, le Texte avec un grand " T ", qui représente l'intertextualité, l'ensemble de tous les textes écrits et à écrire, à l'intérieur duquel la revendication, par un auteur, d'une oeuvre (d'un texte) original n'a plus aucun sens. Le " texte de l'oeuvre " rejoint ainsi un fonds commun (le Texte) source de tous les autres textes : Jacques Soulillou : Le Texte est un "fonds sans fond" dans lequel tout un chacun puise et nourrit à son tour de son propre fonds .

On voit donc que pour Barthes, l'oeuvre d'art comme origine est bien antérieure à l'auteur comme origine, et pourquoi la mort de celui-ci, cette mort métaphorique dans le corps du Texte, cette absorption de l'auteur dans l'intertextualité, est annoncée. Cependant, l'analyse de Barthes s'oppose radicalement au grand retour de l'auteur, effectué sur la scène de la création contemporaine par le droit, et par l'économie. L'auteur multiple du Texte (avec un grand T) ne résiste pas à son unité revendiquée dans la fiction moderniste de l'auteur comme origine.

Jacques Soulillou écrit :

Dès lors que l'on admet qu'une oeuvre d'art visuelle ou sonore ou un texte, peuvent être entièrement originaux bien que constitués de morceaux provenant d'autres textes, d'autres oeuvres sonores ou visuelles, c'est en dernier ressort sur la source émettrice que reposera l'originalité, étant entendu qu'elle doit se garder qu'on ne la confonde avec une autre source et devra veiller ainsi à garder ses distances. Elle doit toujours faire attention à préserver la fiction de son originalité entendue comme fiction de l'oeuvre procédant d'une source unique. Proust notait ainsi que "l'apparence d'individualité réelle obtenue dans les oeuvres [n'est] due qu'au trompe l'oeil de l'habileté technique (10).

C'est en hommage a cet auteur multiple, decrit par Roland Barthes, et imprégné en toute conscience d'un champ infini d'images, de textes, de sons à disposition de son esprit naturellement appropriationniste, que se developpe cette présente contribution : un auteur conscient de la relativité de la notion d'originalité et donc reconnaissant les influences qui le traversent. Cette définition du contour de l'artiste est parfaitement courante dans l'art contemporain. Les emprunts relatifs aux oeuvres ressortant du domaine artistique sont historiquement d'une pratique récurrente et tout à fait légitimée, sauf exceptions rarissimes, par le collège des artistes, des "curateurs" et du public (11). Quelques proces retentissants (12) tendent cependant desormais a rejouer l'actualite juridico-economique de l'originalite. Il est, de ce point de vue, amusant de noter qu'il arrive que le droit lui-même s'interroge sur la valeur "fondatrice" de la notion d'originalité qui pourtant assoit son jugement :

L'auteur ne créé rien ni n'invente rien, au sens strict du mot, mais se borne à puiser dans l'observation de la nature et des hommes, des matériaux qu'il rassemble dans un ouvrage déterminé (13).

Si les termes ici utilises pour decrire les mecanismes de l'activite artistique sont certes plutôt réducteurs, et passablement academiques dans leur tentative neoplatonicienne de renvoyer l'art a une pratique de copie de la nature, il n'en reste pas moins que cette sentence a cependant le merite de questionner utilement, dans le contexte de sa propre valeur executoire, la validite de la notion d'originalite. Et de la debouter...

Les auteurs qui viennent de plus en plus souvent s'opposer aux pratiques appropriationnistes d'autres auteurs (14) en revendiquant la légitimité juridique de leur rapport propriétaire à l'oeuvre, pourraient trouver matière à réflexion dans le contexte de création même du statut d'auteur décrit par Michel Foucault :

avec l'apparition de l'imprimerie tous les pouvoirs décidèrent d'instaurer une haute surveillance sur le risque séditieux des oeuvres de l'esprit

Dans " Qu'est-ce qu'un auteur ", Foucault décrit ainsi ce statut qui se fonde d'emblée sur la notion de punition : `

Les textes, les livres, les discours ont commencé à avoir réellement des auteurs (....) dans la mesure où l'auteur pouvait être puni, c'est à dire dans la mesure où les discours pouvaient être transgressifs .

L'auteur, d'abord identifié comme responsable de ses textes, est donc avant tout COUPABLE de les avoir commis (en tant que l'écriture est transgression). La dimension pénale originaire de la definition - de l'invention - de l'auteur signifiee par Foucault (c'est a dire sa responsabilité juridique face à ses écrits et donc sa criminalisation fondamentale) vient ainsi nuancer quelque peu la définition plus banalement juridique (et communement admise) de l'auteur en tant que propriétaire de droits ???? (15) . L'auteur, ainsi né d'une censure institutionnelle face à une transgression individuelle, l'auteur, concu ici d'emblee comme celui qui transgresse, serait inspiré de s'en ressouvenir...

 

Originalité de l'oeuvre d'art : le champ juridique

L'originalité de l'oeuvre d'art, qui suppose donc la production d'une chose entièrement nouvelle, absolument singulière, c'est à dire " première ", accorderait à l'auteur un crédit occulte de creation ex-nihilo, pratiquement dégagé de toute influence artistique autre que la sienne propre, un divin rapport au néant, une imperméabilité totale à toutes pensées et toutes formes créées antérieurement. Ce principe entraîne ainsi, dans le cadre juridique du droit d'auteur, un rapport d'exclusivité propriétaire de l'auteur à son oeuvre, dessiné par la perspective de cette antériorité absolue, que l'on retrouve a l'oeuvre dans la logique du droit du brevet et des marques.

C'est en s'appuyant sur l'idée contraire que toute oeuvre de l'esprit est destinée à être reprise et répétée par d'autres esprits, qui l'ont si bien assimilée qu'ils finissent par considérer le capital ainsi obtenu comme leur propriété et revendiquent ainsi le droit d'en tirer une production , que Hegel, dans ses " Principes de la Philosophie du droit ", rejetait la prétention du droit à légiférer sur le plagiat :

Dans quelle mesure la forme donnée à ces traductions répétées transforme le trésor scientifique antérieur en une propriété intellectuelle pour celui qui reproduit, et lui confère par suite un droit ou non de propriété juridique - dans quelle mesure une telle production dans une oeuvre littéraire est un plagiat ou non, c'est ce qu'on ne peut déterminer par une règle exacte et ce qui ne peut donc s'établir juridiquement et légalement

L'honneur seul constitue pour Hegel l'ultime garde fou contre la tentation de commettre un plagiat, au sens le plus deliberement frauduleux du terme.

Cette fiction d'originalite appuie cependant, dans le cadre juridique, son fondement sur une distinction marquee entre forme et idee, qui lui permet de garantir temporairement a l'auteur un statut acceptable de reconnaissance et donc de protection de ses droits. Dans l'Encyclopédie Universalis, on peut lire ce petit texte tres synthetique :

Sans que ce caractère d'originalité soit explicité ou même érigé expressément en condition déterminante de la protection de l'oeuvre par le législateur, c'est bien autour de cette notion que s'est organisée la jurisprudence pour décider du caractère protégeable - ou non - d'une oeuvre de l'esprit. L'oeuvre est dite protégeable dès lors qu'elle est l'empreinte de la personnalité de son créateur, ce qui suppose qu'elle ait pris forme : seules la composition et l'expression sont protégées par le droit d'auteur, à l'exception des idées qui sont de libre parcours et dont l'appropriation frauduleuse pourra tout au plus être sanctionnée sur le fondement du droit commun de la responsabilité

Ce critère d'originalité, certes relatif et subjectif, concerne tous les genres. Des fiches de cuisine ou un roman, un morceau de musique ou une peinture bénéficient de la même protection " quels qu'en soient le mérite ou la destination ", c'est-à-dire indépendamment de leur valeur ou de leurs qualités.

Le législateur français ne reconnaît donc à l'auteur des droits que dans la mesure où son oeuvre prend une forme originale. L'idée, quant à elle, n'est pas reconnue ni protégée, et son originalite n'est pas le souci du legislateur. Elle ne peut fonder revendication a des droits. Son "libre parcours" garantit encore toutes les possibilites d'appropriation legitimes qui font de l'art ce fonds commun au service et au profit de tous. Le Code de la Propriété Intellectuelle relate, de ce point de vue, les tentatives infructueuses de Christo de deposer, a fin de protection contre d'eventuels appropriateurs, son principe d'emballage. Mais c'est cependant, du point de vue juridique, l'originalité de la forme qui fait l'oeuvre et l'originalité de sa personnalité - reflétée dans son oeuvre - qui fait l'auteur.

La distinction juridique entre idée et forme, est evoquee par Jacques Soulillou dans le cadre du procès qui a opposé Margaret Mitchell, auteur du célèbre " Autant en emporte le vent " à Régine Desforges, non moins célèbre auteur de " La bicyclette bleue " 

C'est un exemple parmi des centaines. Il est intéressant en ce sens qu'il a produit de la jurisprudence. Cependant, dans tous les exemples d'accusation de plagiat, vous retrouverez la même équivoque entre l'idée et l'écriture. Sauf exceptions grossières, le plagié voudrait prétendre, et il le fait parfois, qu'on lui a volé son idée, qu'elle a été travestie sous les traits d'un faux prétendant. Mais l'idée est inappropriable, ou elle devient d'autant plus objet possible d'une appropriation privative qu'elle aura entamé son processus d'incarnation à travers l'écriture. Le plagié exprime avec d'autant plus de violence son amertume envers le plagiaire qu'il sait qu'il y a peu de choses à espérer d'une revendication concernant l'idée, et que le flagrant délit à l'endroit du signifiant est chose difficile à prouver (16).

Au plan de l'idée, on constate que le droit est en fait tout disposé à reconnaître la mort de l'auteur, et c'est la conclusion à laquelle aboutit en définitive le procès de La Bicyclette Bleue : le roman ne contrefait pas son prétendu modèle dans la mesure où l'idée ne présente aucune originalité particulière et peut être considérée comme faisant partie d'un "fonds commun" au même titre qu'un fait divers peut être utilisé comme sujet par un auteur sans que les personnages réels puissent opposer un quelconque copyright (17).    

Qu'arriverait-il a la notion d'auteur si le juridique fondait la propriété intellectuelle sur l'idée ? L'idee, dont on ne peut dire avec certitude d'ou elle vient, et qui en detient veritablement l'anteriorite, resultat d'une multitude d'influences sans "tracabilite"... Sauf a etablir une veritable antologie des idees artistiques (?), l'idee (de libre parcours) denie a l'auteur toute existence juridique, tout droit a une revendication proprietaire. Ainsi la reference a la forme est-elle maintenue, dans le champ juridique, comme matrice de toute revendication d'originalite, de tout acces de la propriete intellectuelle. Cependant, le statut juriridique de l'auteur, garanti en principe dans le droit d'auteur francais par cette distinction entre forme et idee (l'une etant donc protegeable et l'autre pas) est menace par l'invention recente du droit "sui generis" pour les bases de donnees, qui manifeste l'irruption brutale, en lieu et place de l'auteur, du producteur au sein du droit d'auteur.

Pour tenter cependant d'évaluer l'importance juridique et morale de cette irruption, ainsi que la portée des polémiques contemporaines sur les enjeux artistiques, économiques ou politiques des droits attachés à l'auteur (au créateur), il semble nécessaire de repréciser les concepts juridiques qui s'y rattachent. Ceux-ci sont souvent marquées par un espace flottant, entaché de confusions terminologiques et des interprétations, fluctuant entre les pays, de la propriété intellectuelle : soit le copyright et le droit d'auteur.

 

Quelques rappels utiles

ˇ La propriété intellectuelle et artistique

La législation américaine de 1790 en matière de copyright précéda de peu deux décrets de l'Assemblée révolutionnaire française : voté en janvier 1791, le premier concerna le droit de représentation des spectacles. Quant au second (juillet 1793), il devait innover en adoptant, pour la première fois, les termes de " propriété littéraire et artistique " et énoncer ce qui deviendra la base de la législation française : "Les auteurs d'écrits en tout genre, les compositeurs, les peintres et les dessinateurs qui font graver les tableaux et dessins jouiront leur vie entière du droit exclusif de vendre, faire vendre, distribuer leurs ouvrages dans tout le territoire de la République et d'en céder la propriété en tout ou partie" (18).

C'est à partir de cette possibilité de céder l'oeuvre "en tout ou partie" que vont se développer les divergences entre la législation américaine du copyright et la législation française du droit d'auteur. Des spécifications multiples à ces premières législations vont permettre a la France de constituer, le 1 er juillet 1992, le Code de la Propriété Intellectuelle, (qui intègre le droit des marques et des brevets) et qui affirme le caractère inaliénable et perpétuel du droit moral de l'auteur sur son oeuvre. Le copyright, quant à lui, permet de céder ce droit moral contre rétribution.

Le copyright (Premiere partie) constitue l'organisation du droit de l'oeuvre et non celui de l'auteur. Au nom du droit de propriété et de libre circulation des échanges commerciaux (19) qui sont propres à la société capitaliste et libérale, le copyright assimile l'oeuvre à une marchandise - lui retirant, du coup, sa qualité d'oeuvre de l'esprit - et l'auteur à un marchand. La propriété intellectuelle est ici infiniment aliénable, et peut être cédée, pour une somme souvent forfaitaire, à un producteur, par l'auteur, en même temps que son monopole d'exploitation : ce faisant, l'artiste ne peut plus disposer de son oeuvre à sa guise, ni revendiquer aucun droit, pécuniaire ou moral, à son endroit. (Rappelons-nous de Cole Porter, mort dans la misère après avoir vendu ses droits pour presque rien). Le copyright est un droit exclusivement économique, qui organise le droit de l'oeuvre, en ce sens que l'auteur, en tant que tel, en est donc radicalement exclu , affirme Bernard Edelman (20). C'est un dispositif protecteur des investisseurs , investisseurs qui disposent de toutes facilités pour protéger les objets de leurs investissements des appropriations éventuelles (qu'elles soient artistiques ou commerciales), et ce, au détriment des auteurs.

Le droit d'auteur : organise, lui, originellement, le droit de l'auteur et non celui de l'oeuvre, et témoigne, du moins dans son fondement, d'une inadéquation du concept de propriété avec l'oeuvre de l'esprit (21). Contrairement au copyright dans lequel l'oeuvre est considérée comme bien matériel, et qui reflète une société dont les valeurs exclusivement commerciales ne semblent protéger que le droit des investisseurs, le droit d'auteur attribue à l'auteur la qualité de personne et à l'oeuvre celle de bien intellectuel, en tant qu'elle est une émanation de la "personnalité" de son auteur. Le droit moral pose l'indivisibilité de l'auteur et de l'oe uvre : Les oeuvres sont l'industrie intellectuelle elle-même, et non pas les produits de cette industrie (22).

L'auteur trouve dans le droit d'auteur la protection qui lui est refusee dans le copyright, et retrouve ses prérogatives en matière de paternité. Ainsi, l'artiste peut vendre son oeuvre tout en conservant un droit moral sur celle-ci, qui reste inaliénable. Il peut en autoriser ou en refuser la diffusion ou l'exploitation, et touche des droits incontestés sur celle-ci jusqu'à sa mort. Ses ayants-droits conservent cette possibilité jusqu'à 70 ans après sa mort.

Il est à noter que la confusion la plus récurrente quant à la définition de ces différents concepts vient du fait que de nombreux pays adoptent, pour parler du droit d'auteur, le terme generique de copyright qui, évidemment, ne va pas précisément dans le même sens. Cet élargissement abusif ne favorise évidemment pas la clarté et l'avancement du débat.

 

Rappel d'une petite modification discrète du droit d'auteur : un cas de figure interessant

L es modifications récentes du cadre juridique du droit d'auteur, et particulièrement l'élargissement des "droits voisins" dans le sens de la protection juridique renforcée des producteurs (des investisseurs), caractérisent l'irruption du copyright au sein même du droit d'auteur (23) par la logique capitaliste dont elle fait preuve de protection des biens investis. En effet, l'invention recente des bases de donnees "sui generis" (24), dans le cadre de la directive europeenne adoptee le 11 mars 1996 et rendue effective le 4 juillet 1998, laisse planer comme une menace dans le bel edifice decrit plus haut.

Tout comme les idees, les faits bruts et les donnees elementaires ne sont en principe pas proteges par la propriete intellectuelle. Les bases de donnees ne sont pas des oeuvres originales, ni des oeuvres de l'esprit (une oeuvre de l'esprit suppose un auteur et l'originalite de l'oeuvre repose sur la personnalite de celui-ci), mais de simples compilations de donnees, plus ou moins elegamment constituees. Mais, avec la directive europeenne, apparait l'attribution de droits voisins du droit d'auteur a un producteur de bases de données , et ce pour un investissement financier pur et simple.

Or, on le voit, on le suppose, on le subsume, cette directive ouvre une breche remarquable dans le droit de l'auteur, mais aussi une autre dans le champ de l'interet public :

- l'attribution de droits d'auteur a un producteur mene, comme le souligne Bernard Edelman, a une logique tendant vers celle du copyright, ou l e statut privilegie de l'auteur, en tant qu'auteur d'oeuvre de l'esprit, se voit gravement menace : On ne saurait mieux dire qu'en l'occurrence, le droit d'auteur devient le protecteur des investisseurs, avec le risque que les auteurs se trouvent progressivement, si cette tendance se confirme, dépouillés de leurs prérogatives morales et pécuniaires. L'opposition un peu manichéenne copyright / droit d'auteur postulant le bien contre le mal (la defense de l'auteur contre celle du producteur) tombe ipso facto en cendres legeres.

avec la nouvelle loi du 4 juillet 1998 - et c'est le comble du triomphe des oeuvres sans esprit - un investissement financier est protégé soit par du droit d'auteur (lorsque la banque de données est originale), soit par du quasi-droit d'auteur (lorsqu'elle n'est qu'une compilation). Allons plus loin:   on pourrait instituer désormais une division entre deux types d'oeuvres : celles où les droits appartiennent aux seuls auteurs et celles où les droits sont partagés avec les producteurs. En d'autres termes, on aurait des oeuvres d'auteurs et des oeuvres de producteurs, les dernières correspondant, d'ailleurs, au système du copyright (25).

- La protection par du droit d'auteur de faits bruts et de donnees elementaires qui n'avaient auparavant, comme les idees, pas droit a protection, pose la question de la perennite de la distinction juridique entre forme et idee (l'une etant protegeable et l'autre pas) et donc d'une eventuelle evolution du statut de l'auteur en France. Meme si la compilation de ces donnees prennent parfois une forme"originale", elles ne se trouvent pas pour autant accreditees d'un "auteur". Il est donc necessaire d'observer attentivement le developpement de cette tendance.

- En observant ,sous un autre angle encore, les consequences de cette directive europeenne, on peut dire sans peur d'extrapoler abusivement, que le droit sui generis ressemble a s'y meprendre a un cadeau fait, tout benefice conquis et toute honte bue, à l'industrie privee de l'information. Le danger est de voir des donnees publiques offertes au secteur prive qui en retirera tous les benefices esperes. Sans contrepartie. En s'attribuant des droits d'auteurs sur le simple traitement des informations. Et donc en faisant payer l'acces public a des informations ressortissant de l'interet public. Deux exemples seront bienvenus :

- La Securities and Exchange Commission (SEC) gendarme de la Bourse americaine, s'est ainsi vue contrainte de racheter ses propres donnees a une entreprise commerciale, qui en est desormais proprietaire. Le ministere de la justice americain avait cede les droits de publication des lois federales ..a la societe West Publishing. Une version commerciale de cette publication etait dotee d'une numerotation des pages qui avait ete utilisee pour des indexations de reference dans des proces ulterieurs : West Publishing put alors revendiquer un droit de propriete intellectuelle sur l'integralite de la base de donnees des lois federales, du fait de cette pretendue valeur ajoutee.

- En France, la societe ORT exploite sur minitel et Internet les bases de donnees des registres de commerce (bilans des entreprises, incidents de paiement), dans le cadre d'une mission de service public concedee par l'Institut national de la propriete industrielle (INPI). Cette concession exclusive lui rapporte un chiffre d'affaires annuel d'environ 280 millions de francs, et un benefice de quelque 8 millions de francs. L'Etat, qui fournit les donnees, est l'un de ses plus importants clients( !)   Le 9 decembre 1999, le groupe Reuters confirmait qu'il allait acquerir l'ORT... (26)

On peut, je crois, dire sans rire, que l'exemplarite d'un cas comme celui-ci manifeste de maniere evidente que, dans le cadre du droit d'auteur, le principe d'appropriation est plus favorable a l'entreprise privee, c'est a dire a l'investisseur, qu'a l'artiste lui-meme, c'est a dire l'auteur. Ce genre de cynisme propre a nos societes reflete la necessite d'elaborer un attirail theorique et si possible juridique d'ampleur afin de lutter efficacement contre ces pratiques ....

On voit ainsi que la si belle repartition des valeurs anterieurement presentee dans la distinction manicheenne copyright/droit d'auteur a tendance a se faire moins sensible, le droit d'auteur s'étiolant sous le joug des flux commerciaux, les législateurs français cédant aux pressions internationales des développements juridiques imposés par les marchés :

Lorsqu'on confère aux producteurs le droit d'autoriser ou d'interdire la diffusion des oeuvres qu'ils ont financées, on ôte aux auteurs ce qui faisait leur force, c'est-à-dire leur supériorité   juridique (...) A égalité juridique, la puissance économique l'emporte toujours (27).

Ainsi que l'affirme Joost Smiers , politologue à l'Université d'Utrecht, qui prône l'abolition pure et simple et droit d'auteur :

En fait nous avons confié aux tribunaux une tâche culturelle : le jugement du progrès culturel

Le danger que représente pour le principe d'appropriation artistique la libéralisation du droit d'auteur français dans sa tendance actuelle a la protection des investisseurs, est que celui-ci mène les auteurs, sous l'influence intéressée des sociétés de protection de leurs droits, à durcir evidemment leurs revendications propriétaires, engageant une lutte plus acharnée encore contre les appropriateurs potentiels, sans distinction de nature (artistes ou investisseurs).

 

Le copyright (deuxieme partie) : Il est cependant nécessaire de remarquer que si le copyright est vécu en Europe comme une censure des droits de l'artiste, il implique cependant une notion tout à fait étrangère à celle de droit d'auteur : l'intérêt public. Le droit d'auteur pose les limites de ses exigences aux seuls intérêts de l'artiste (de l'auteur), comme son nom l'indique d'ailleurs, alors que le copyright intègre, (en tout cas à son origine) cette notion d'intérêt public, que nous examinerons plus tard, et qui est fort pervertie, d'ailleurs, par les pressions d'intérêts plus privés que publics.

Le système du copyright repose sur l'idée d'un contrat conclu entre l'auteur et la société (28).

La pratique du Fair Use envisage de justifier les préjudices portés à l'auteur ou au producteur "dès lors que le public y a intérêt". Contrairement au droit d'auteur, le monopole d'exploitation de l'auteur, dans le système du copyright, est fondé

... non sur la qualité personnelle de l'auteur, mais sur l'utilité publique de son oeuvre. L'unique intérêt des Etats-Unis et le premier objectif qu'ils poursuivent résident dans les profits généraux, tirés par le public, du travail des auteurs (29).

Evidemment, les " profits généraux " ont tendance, dans le contexte de l'influence gigantesque de l'industrie culturelle, à courir plus dans le sens des producteurs que des auteurs. On peut, à ce sujet, entendre la voix de la cour suprême des Etats-Unis, qui revendique :

L'équilibre entre, d'une part, les intérêts des auteurs et des inventeurs en ce qui concerne le contrôle et l'exploitation de leurs oeuvres écrites et de leurs inventions et, d'autre part, l'intérêt opposé de la société qui veut la libre circulation des idées, des informations et des échanges commerciaux (30)

Un évident et audacieux amalgame entre interets de la société publique et des sociétés privées....

 

Originalité de l'oeuvre d'art : le champ économique

" Définition sociale et valeur économique de l'oeuvre d'art "

Si l'on cherche un peu du côté de la définition sociale de l'oeuvre et de sa valeur économique, on tombe rapidement sur un texte publié dans l'encyclopédie Universalis, qui a le mérite de la synthèse et de la clarté : je cite, presqu'in extenso :

La définition sociale de l'art sur laquelle nous vivons est un héritage du XIXe siècle. L'oeuvre, produit du travail indivisible du créateur, est définie par son unicité, son originalité et sa gratuité. Cette définition, contestée mais dominante, est le produit d'une histoire au cours de laquelle l'art est devenu autonome, en se différenciant de l'artisanat et de l'industrie.

La première étape de ce long processus d'affranchissement se situe en Italie, à la fin du XVe siècle : les activités du peintre, du sculpteur et de l'architecte, considérées comme radicalement distinctes des métiers manuels, ont accédé alors à la dignité d'arts " libéraux ". L'artiste n'est plus un artisan, mais un créateur. La seconde étape coïncide avec la première révolution industrielle : à la division du travail, à la production en série, aux valeurs d'utilité, l'oeuvre d'art s'oppose comme le produit unique du travail indivisible d'un créateur unique et elle appelle une perception pure et désintéressée. Cette définition sociale se traduit, juridiquement, par la notion d'originalité et, économiquement, par la notion de rareté. Il semble qu'en dernière analyse le droit soit mis au service du maintien de la rareté et que la rareté soit, comme l'affirmait Marcel Duchamp, l'ultime " certificat artistique " (article 1er du décret du 10 juin 1967 définissant les oeuvres originales).

Unique, irremplaçable, et néanmoins aliénable, bien de jouissance quasi indestructible car le regard qui la contemple ne l'altère pas, bien stérile comme l'or et se situant, comme lui, dans la catégorie des placements de refuge ou de spéculation, l'oeuvre d'art est le type idéal du bien rare à offre rigide dont la valeur est déterminée par la demande. De Ricardo à Marx, en passant par Stuart Mill, les économistes ont reconnu le statut économique particulier de l'oeuvre d'art, en relation étroite avec le caractère unique de l'oeuvre. Son prix n'a pas d'autre limite que celle du désir et du pouvoir d'achat des acquéreurs potentiels. Il s'agit, dans l'acception marxiste du terme, d'un prix de monopole (31).

Même si les économistes modernes sont parvenus à démontrer que la situation de monopole est rarement pure de tout élément de concurrence (32), on peut dire qu'aucun des secteurs du marché artistique, fût-ce celui des " chromos ", n'échappe à la fascination de la différence qui est au principe de la rareté et du monopole économique d'une part, de la valorisation de l'auteur dans la compétition artistique d'autre part.

Les déterminants extraéconomiques de la demande des biens artistiques rares relèvent de l'interprétation socio-analytique (désir d'appropriation matérielle, quasi érotique, du bien symbolique) ou de l'interprétation sociologique (théorie de la consommation ostentatoire de Veblen et théorie de la distinction symbolique de Bourdieu). La demande de biens rares suppose que la rareté soit considérée comme une valeur artistique. Dès lors, l'art sera l'objet, non seulement de placement, mais de désir ou/et de distinction.

L'originalité de l'oeuvre, sa rareté économique, son prix de monopole constituent les axes selon lesquels le marché a orienté l'oeuvre d'art à son propre profit, verrouillant par là-même toute tentative d'appropriation artistique et excluant, bien sûr, la notion de copie, sous quelque forme que ce soit.

Ainsi, on peut voir que le domaine économique, où l'originalité de l'oeuvre d'art se justifie et se développe dans le cadre du processus de l'offre et de la demande, consolide, à sa manière, l'idéologie moderniste véhiculée dans les champs juridiques et esthétiques. Cette convergence constitue un rempart extrêmement solide autour de la personne de cet auteur unique, originel, que Roland Barthes a tenté de débouter de ses aspirations autoritaires. Il est donc aujourd'hui extrêmement difficile de trouver des brèches dans cette construction monolithique, particulièrement en raison du fait que tout concourt à faire croire à l'auteur en un péril venu du principe même d'appropriation, sur lequel repose pourtant, historiquement, toute pratique artistique. Les ingérences des investisseurs et des producteurs dans le droit anglo-saxon, les tentations du droit français a favoriser ces mêmes producteurs privés, les sociétés de droits d'auteur, et la résistance contemporaine des conceptions romantiques et modernistes du statut de l'auteur, contribuent ensemble à situer celui-ci dans une position d'incertitude extrêmement inconfortable. Cette position se manifeste, ce que nous verrons plus bas, par une ambiguïté d'attitude remarquable, par une oscillation récurrente entre revendications propriétaires et exigences appropriationnistes. Mais, malgré ce cortège contemporain de remparts contre la légitimité de la pratique d'appropriation, des mouvements de résistance apparaissent, réunis sous la bannière du copyleft.

 

Le Copyleft ou gauche d'auteur

En réponse aux périls du copyright et aux manquements du droit d'auteur, se pose cette alternative particulièrement intéressante pour les auteurs sensibles à la légitimité historique des pratiques d'appropriation.

Richard Stallman, fondateur de la licence GNU

Le gauche d'auteur (le copyleft) est fondé sur le système du droit d'auteur qui, par défaut, interdit de faire des changements ou de diffuser des copies. Le gauche d'auteur permet d'apporter des changements ou de diffuser des copies. Et permet donc l'accès à certaines libertés (...). La raison pour laquelle j'ai utilisé le droit d'auteur pour vous rendre ces libertés essentielles est pour imposer une condition : quand vous diffusez des copies, vous devez le faire avec cette même licence. Les gens auxquels vous adressez des copies obtiennent ainsi les mêmes libertés que je vous ai données. Il est donc interdit d'interdire aux autres (33).

Lorsqu'il invente le Copyleft, Richard Stallman fonde cette notion sur l'idée d'un partage mutuel des connaissances et des inventions informatiques, qui sont propriété collective de l'humanité (34). Son expérience de programmateur au MIT lui a enseigné les principes d'une coopération active entre les membres d'une communauté, qui partage les informations, peut les modifier et en diffuser librement des copies, en dehors de tout intérêt commercial. Ce souci de collectivisation de l'information l'a donc amené à critiquer le système du droit d'auteur, dans la mesure où :

Aujourd'hui, le système du droit d'auteur limite la liberté des lecteurs et utilisateurs de l'information publiée.   Et la dimension morale de cette même loi est complètement modifiée. Elle n'est plus une réglementation industrielle mais une restriction imposée au grand public, et elle devient à son endroit un système d'oppression.

La notion de coopération est centrale à la notion de Copyleft :

... Le pire des moyens d'exploitation est à mon sens de s'approprier un programme libre créé par quelqu'un d'autre,   d'y apporter des améliorations, de le sortir comme programme propriétaire. C'est une concurrence déloyale, car l'auteur qui ne veut pas coopérer peut utiliser tous les travaux de celui qui veut coopérer. A l'inverse, l'auteur qui veut coopérer ne peut pas utiliser les travaux de l'autre.

... Voilà donc le principe du gauche d'auteur : interdire d'utiliser les moyens du droit d'auteur ou du contrat qui privent le grand public des libertés essentielles. Ceci constitue donc un moyen de défense pour la communauté de la coopération.

... Cette protection fonctionne également de manière pratique : les sociétés qui veulent réaliser des améliorations dans des programmes libres, protégés par le gauche de copie, sont obligées, si elles souhaitent diffuser leurs améliorations, de le faire sous le seul régime du logiciel libre. Nous pouvons ainsi profiter de ces améliorations, qui ont été payées par ces sociétés privées. Celles-ci ont donc été obligées d'aider la coopération contre leur état d'esprit naturel.

Le Copyleft pose ainsi les termes d'un contrat moral entre inventeurs et utilisateurs de programmes informatiques. Son principe simple, "il est interdit d'interdire", a un parfum révolutionnaire éminemment sympathique, mais s'est armé d'une structure précise, qui interdit effectivement aux autres d'interdire ce que l'on a refusé soi-même d'interdire, c'est à dire la diffusion et la copie de son propre travail. L'élargissement de cette proposition à toute la production culturelle pose cependant un certain nombre de problèmes fort difficiles à résoudre.

Dans le cadre de la création d'une oeuvre dite "originelle", il est simple et légitime de définir un cadre de liberté à l'évolution de cette oeuvre. C'est que qu'a proposé le collectif Copyleft Attitude, initie par Antoine Moreau, artiste, a l'aide de deux juristes, Mélanie Clément-Fontaine et David Geraud , avec ce qu'ils ont intitule la Licence Art Libre. Ainsi sont définis les enjeux de cette licence, fondé sur le principe du gauche de copie, et élargie au champ artistique :

Avec cette Licence Art Libre, l'autorisation est donnée de copier, de diffuser et de transformer librement les oeuvres dans le respect des droits de l'auteur. Loin d'ignorer les droits de l'auteur, cette licence les reconnaît et les protège. Elle en reformule le principe en permettant au public de faire un usage créatif des oeuvres d'art. Alors que l'usage fait du droit de la propriété littéraire et artistique conduit à restreindre l'accès du public à l'oeuvre, la Licence Art Libre a pour but de le favoriser. L'intention est d'ouvrir l'accès et d'autoriser l'utilisation des ressources d'une oeuvre par le plus grand nombre. En avoir jouissance pour en multiplier les réjouissances, créer de nouvelles conditions de création pour amplifier les possibilités de création. Dans le respect des auteurs avec la reconnaissance et la défense de leur droit moral ".

La Licence Art Libre envisage les perspectives de developpement d'une oeuvre dont l'auteur "originel" prévoit et permet un certain nombre de libertés d'appropriation à d'éventuels "contributeurs", libertés et droits qui correspondent à ceux définis par la General Public Licence des logiciels libres. Elle associe la protection de l'auteur à ce que nous pourrions appeler "l'intérêt public artistique", dans la lignée traditionnelle et légitime d'appropriation par les auteurs des auteurs eux-mêmes. La Licence Art Libre est revendiquée déjà par nombre d'artistes soucieux de la dimension collective de l'oeuvre développée par Barthes, et permet a un artiste de revendiquer ce "deplumage" que souhaitait Montaigne. La pratique du processus permettra, à terme, d'élargir le cercle des "initiés", et donc la diffusion et l'efficacité du principe.

L'Unesco s'interesse de tres pres au principe de Copyleft dans la perspective de la defense du domaine public de l'information contre les tentations monopolistiques des entreprises privees.

Philippe Quéau (35) proposait en 1977, dans le cadre de l'Unesco, la creation de :

conservatoires virtuels d'oeuvres artistiques ou intellectuelles tombant dans le copyleft, accessibles librement en ligne, et pourrait exercer son patronage moral pour garantir l'enregistrement et l'authentification des oeuvres ainsi déposées (36).

Il poursuit, dans un article intitule "Cyberculture et Info-Ethique" :

Le point crucial est que se developpe dans les etats une prise de conscience du caractere strategique du domaine public de l'information. Il s'agit d'une ressource precieuse, d'interet general, echappant par nature aux problemes de droits d'auteur puisque les documents appartiennent au domaine public. Grace a ce tres riche patrimoine documentaire (par exemple tous les livres publies jusqu'a la fin du XIXeme siecle, tombes dans le domaine public, tous les documents gouvernementaux et les archives publiques interessant le citoyen...) il sera desormais possible de creer un vaste "domaine public mondial de l'information" accessible en ligne et hors ligne. Si chaque etat se preoccupe de rendre son patrimoine documentaire et informationnel accessible a ses propres citoyens, alors ce sont tous les citoyens du monde qui pourront du coup avoir acces a cette "bibliotheque virtuelle du monde", constituee par l'ensemble des serveurs ainsi constitues. Le role de l'UNESCO sera de coordonner et de catalyser la creation decentralisee de la "bibliotheque virtuelle du monde".

C'est la notion d'interet public (ou de domaine public) qui mene l'Unesco du cote du Copyleft.

Ms Vigdis Finnbogad, propose, lui, l'adoption, par les etats membres de l'Unesco, du logiciel libre, ainsi L' UNESCO pourrait creer un domaine public de qualite entierement competitif envers n'importe quel rival (37) . Il ecrit encore :

LINUX (contribution intellectuelle au bien public) a prouve qu'il est possible d'avoir une approche creative des technologies de l'information a partir de nouvelles valeurs, de gagner du respect a cet egard, et encore plus, survivre. (...) Le Software (les logiciels) pourrait se developper avec le Copyleft (comme nous l'appelons desormais) dans le cadre du domaine public.

Le fait est que si nous ne disposons pas d'un domaine public nous risquons d'avoir des monopoles prives. La competition commerciales cree des gagnants, et dans un cyberespace global sans legislation, ils peuvent gagner contre le public aussi bien que contre leurs rivaux. Ce n'est pas le concept de copyright en tant que tel qui est en cause, mais plutot l'application du copyright et la licence pour le seul motif, semble-t-il, d'obtenir controle et argent et de maintenir cette regle par intimidation.

(...) Mais ce qu'une entite comme l'UNESCO pourrait peut-etre faire est de lancer une campagne pour un type different de standard, fonde sur un standard minimum d'acces universel a l'information, ce qui creerait un authentique flux libre et permettrait que le droit au savoir   ne devienne pas   un produit   de monopole uniquement accessible a ceux d'entre nous qui en auraient les moyens.

(...)Cette vision semble peut-être utopique, mais nous ne devons pas oublier qu'Internet est a l'origine un systeme a forme libre de liens pour echanger l'information entre universites.

(...) En toute simplicite, nous devons considerer la possibilite de construire un etat de bien de l'information, ou bien incorporer l'information dans la philosophie de l'etat de bien.

Thomas Jefferson a cree les bibliotheques publiques, ce qui a apporte des benefices inestimables et du plaisir aux nations partout dans le monde, dans le travail, les etudes et les loisirs. Notre but devrait etre de creer la plus ouverte des bibliotheques publiques, embrassant le monde entier a travers le Cyber espace.

 

La notion d'intérêt public

Ainsi, malgré l'urgence évidente de défendre l'auteur contre les pressions du commerce international (l'intrusion du producteur dans le droits d'auteur, par exemple), il serait interessant d'oberver les limites du droit d'auteur, ainsi que les contradictions inhérentes aux deux systèmes d'interprétation de la propriété intellectuelle. Si, d'un côté, le copyright représente la valeur à pourfendre au nom d'une création libre, autonome, et dégagée des cadres juridiques des valeurs libérales contemporaines, il intègre en tout cas, dans ses fondements, comme le fait remarquer Richard Stallman, (et bien que totalement pervertie), la notion d'intérêt public, absolument ignorée par le droit d'auteur.

L'intérêt public est, à première vue, un principe positif, qui pourrait bien donner envie de le défendre. Mais ses interprétations et applications contemporaines sont à inspecter soigneusement : l'intérêt public est, comme nous l'avons vu, ce qui permet au copyright d'asseoir son cadre juridique non sur la qualité personnelle de l'auteur mais sur l'utilité publique de son oeuvre . L'intérêt public constitue le prétexte du copyright pour inscrire l'auteur dans un rapport exclusivement marchand à son oeuvre, au grand bénéfice, bien sûr, des investisseurs qui récupèrent au passage la propriété intellectuelle de l'oeuvre. C'est donc au nom de l'intérêt public que le copyright retire à l'auteur pratiquement tous ses droits. Le droit d'auteur, quant à lui, ignore tout simplement ce qui concerne l'intérêt public, et ne s'efforce que de satisfaire (quoique : encore le droit voisin !) les intérêts personnels de l'auteur.

La Licence Art Libre fonde elle, son principe contractuel dans la détermination d'un auteur "originel" à inscrire son oeuvre dans le cadre de ce que l'on pourrait appeler, faute de mieux, "l'intérêt public artistique", c'est-à-dire comme champ de contribution offert et ouvert à tous les artistes appropriateurs potentiels. Ce contrat, qui favorise une prise de conscience collective de cet intérêt public artistique, constitue une forme de légitimation du processus d'appropriation artistique. Une question reste a saisir cependant, qui concerne les possibilités d'élargissement de ce contrat moral, dans le cas où l'oeuvre, ou le fragment d'oeuvre appropriee, ne fait pas l'objet d'un contrat Copyleft. C'est une tentation historiquement récurrente de la part des artistes (que l'on retrouve à l'occasion devant les tribunaux) que de dédaigner occasionnellement le droit de l'auteur, et de s'approprier des éléments des oeuvres des autres sans leur en demander permission. Dans le domaine artistique, la pratique est laissée dans un flou précisément artistique, et les emprunts des uns font parfois le bonheur des autres, et parfois pas...

Le rapport de l'auteur à la question de l'appropriation et de l'interet public est aujourd'hui marqué d'une ambivalence qui le fait jongler entre ses droits et ses devoirs de manière assez acrobatique : les exemples sont nombreux d'auteurs qui, pour la création d'une oeuvre vidéo, inscrivent un copyright au generique de leur film alors qu'il inclut des fragments appropries sans autorisation, et encore moins paiement de droits, d'une autre oeuvre. Notons, au passage, que même en France, pays du droit d'auteur, on s'obstine à faire figurer un copyright au générique des oeuvres video et cinematographiques : il semble que la specificite francaise ne soit pas d'actualite dans ce domaine ! Cette habitude reste en tout cas une monomanie sans conséquence juridique, puisque la plupart des oeuvres videos ne sont pas déclarées aux sociétés de protection de droits. Elle ressemble, dans la vie quotidienne, à cette pratique propriétaire un peu absurde, qui consiste à fixer un écriteau "Attention, chien méchant !" sur sa porte, quand on n'a pas de chien : c'est une forme coquette de dissuasion.

Dans les domaines de l'image, de l'écriture ou de la musique, certaines attitudes tendent donc, paradoxalement, à revendiquer alternativement la légitimité de l'appropriation (l'oeuvre appropriée étant ici considérée comme bien collectif), puis la légitimité de la protection contre l'appropriation, par l'application d'un copyright sur l'oeuvre réalisée (considérée dans ce cas comme bien individuel). L'auteur entretient donc avec les autres auteurs, ainsi qu'avec les sociétés de protection de droits, des rapports complexes de conflits et de connivences, qui semblent pratiquement naturels dans un contexte où s'affrontent des valeurs aussi contradictoires, ou les pressions sont aussi nombreuses, et fonctions d'intérêts particuliers, eux-mêmes   opposes..."

L'artiste (générique) visé ici par cette pratique ambiguë d'appropriation/expropriation, construit ses droits moraux sur la revendication des biens artistiques publics, mais plus difficilement ses devoirs moraux sur cette même notion. La légitimité, pour tout artiste, d'un droit moral à l'appropriation sur laquelle repose l'immensité de notre patrimoine culturel actuel, ne peut justifier cette politique du "deux poids/deux mesures", de plus en plus récurrente sur la scène artistique contemporaine.

Dans le champ artistique, on constate que la pratique d'appropriation (Found Footage, sampling graphique et musical, Cut-up et autres emprunts, copies, plagiats et détournements) se développe considérablement et rapidement, au nom, précisément, de l'intérêt collectif de l'art, champ artistique de ce qu'on nomme habituellement, dans les instances supérieures du pouvoir, l'intérêt supérieur de l'humanité. Dans le domaine juridique, on constate que les droits de l'auteur sont serrés de près par les droits des producteurs, des investisseurs, bref, de l'argent, et ce, de plus en plus souvent au nom également de l'intérêt public, baptisé parfois "droit du public à l'information"(voire l'affaire Utrillo) (38). Se pose donc la question de savoir que faire aujourd'hui pour que les auteurs s'y retrouvent, hésitant entre leurs droits de propriété et leurs revendications à l'appropriation, c'est à dire dans le rapport conflictuel qu'ils entretiennent entre intérêts privés et intérêt public.

Il faut, pour cela, redéfinir la notion d'intérêt public. La légitimité de l'appropriation artistique est fondee globalement sur cette notion, dont on a observe cependant que l'imprécision represente tous les dangers inhérents à l'ingérence économique des marches de l'industrie culturelle. L'intérêt public, on le voit maintenant, est une notion corvéable à merci, que chacun détourne à sa manière et selon ses interets propres. D'autres notions aussi d'ailleurs qui, dans leur passage du philosophique au juridique, se sont faites également "déplumer" :   ainsi de l'auteur et de l'oeuvre, dans ce rapport juridique qu'ils entretiennent à l'originalité.

Adorno définissait l'oeuvre d'art en tant que résistance à son assimilation au culturel. Ce projet se définit comme tentative de résistance aux pressions juridiques des valeurs marchandes de l'industrie culturelle.

 

avril 2002
Christiane Cavallin Carlut

 

Notes :

(1)  Bernard Edelman : "La propriété littéraire et artistique" Que sais-je

(2)  WORLD-INFO FLASH 0.6 ON COPYRIGHT du 11-07-2001

(3)  cité par Jacques  Soulillou "L'auteur, mode d'emploi" Ed.L'Harmattan, page 59

(4)  Ces dernières citations sont extraites de l'ouvrage d'Hélène Maurel-Indart, "Du plagiat" , Ed. PUF

(5)  Jean-Michel Ribettes : "De l'invention à l'abolition de l'auteur", in actes colloque "Copyright/Copywrong"

(6)  Vasari (Giorgio), op.cit., t.7, p.66

(7)  Marianne Grivel : " Privilèges et dépôt légal de l'estampe en France sous l'Ancien régime", in actes colloque "Copyright/Copywrong" sur www.bandits-mages.com

(8)  Jacques Soulillou "L'auteur, mode d'emploi", editions L'Harmattan

(9) Roland Barthes,   "La mort de l'auteur" Aspen 5+6, 1968

(10)  "Le Temps Retrouvé" ; Adorno dira quelque chose d'assez semblable quarante ans plus tard dans sa Théorie Esthétique

(11)  Voir, à propos de littérature, "Le plagiat" d'Hélène Maurel-Indart, et à propos du domaine artistique plus élargi, "L'auteur, mode d'emploi" de Jacques Soulillou.

(12) Des procès assez remarquables, ceux de Jean Olivier Hucleux (1988), Jeff Koons (1989), Bernard Bazile (1995)   par exemple, continuent de poser question à ceux qui connaissent les pratiques historiquement récurrentes d'appropriation et d'emprunt dans la production des oeuvres d'art. Voir Catherine Millet : "L'art d'appropriation devant les tribunaux", in actes colloque "Copyright/Copywrong" sur www.bandits-mages.com

(13)  TGI, Paris, 2 mars 1971, cité dans B. Edelman : "La propriété littéraire et artistique". Notons que ce rapport a très exactement 30 ans

(14) voir (12)

(15)  Soulillou page 66

(16) Jacques Soulillou "L'auteur, mode d'emploi"

(17)  Le Monde du 10.02.2000, "Moloch", le polar de Thierry   Jonquet, n'est pas condamnable. Le Tribunal de grande instance de Paris rappelle le droit des artistes à s'inspirer de faits réels.

(18)  Encyclopédie Universalis

(19) qui ressemble étrangement à la cinquième liberté américaine décrite par Noam Chomsky dans "Idéologie et pouvoir"

(20) Bernard Edelman : "La propriété littéraire et artistique".

(21)  ibid

(22)  ibid.

(23)  ibid.

(24) l'article 7 de la directive européenne stipule : " Les Etats membres prévoient pour le fabricant d'une base de données le droit d'interdire l'extraction et/ou la réutilisation de la totalité ou d'une partie substantielle, évaluée de façon qualitative ou quantitative, du contenu de celle-ci, lorsque l'obtention, la vérification ou la présentation de ce contenu attestent un investissement substantiel du point de vue qualitatif ou quantitatif. ". L'alinéa 5 va encore plus loin en affirmant : " L'extraction et/ou la réutilisation répétées et systématiques de "parties non substantielles" des contenus de la base de données (...) ne sont pas autorisées.

(25) Bernard Edelman

(26) Philippe Queau, Directeur de la division de l'information et de l'informatique de l'Unesco : "La necessaire definition d'un bien public mondial. A qui appartiennent les connaissances ?", Monde Diplomatique, janvier 2000

(27)  Bernard Edelman, idem

(28)  ibid

(29)  ibid

(30)  ibid : Sony Corp. Of America V. Universal City Studio, 1984

(31) Karl Marx, Le Capital , liv. III, t. III, pp. 25 et 158, Éd. sociales, Paris, 1960

(32) cf. en particulier E. H. Chamberlin, The Theory of Monopolistic Competition , Harvard Univ. Press, 1927 [trad. franç., P.U.F., 1953] et J. Robinson, Economics of Imperfect Competition , Londres, 1933

(33) Toutes citations de Richard Stallman sont tirees de : "Le Copyleft   et son contexte", in acte colloque"Copyright, Copywrong"

(34)  Entretiens Florent Latrive

(35) Directeur de la division de l'information et de l'informatique de l'Unesco. Article de février 1997, Monde Diplomatique:"Offensive insidieuse contre le droit du public a l'information"

(36) Un groupe de travail international de haut niveau devrait être organisé sur ce sujet, visant à documenter et à renforcer ce droit de l'homme fondamental : le droit à l'information, à son accès universel et " équitable ", à sa libre circulation. Il pourrait être créé à l'issue de la conférence info-éthique, organisée par l'Unesco à Monte- Carlo en mars 1997. http://www.unesco.org :80/cii/ethicala

(37) Ms Vigdis Finnbogad, Info Ethic Conference, voir site Unesco

(38)  Voir affaire Utrillo, in Bernard Edelman, "Du mauvais usage des droits des l'homme" Dalloz

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